
La Consolation de la Philosophie est un dialogue écrit par Boèce (477-524), un philosophe, politicien, et théologien Chrétien qui était incarcéré lors de la rédaction de ce livre. Ce livre présente Boèce, en prison, étant visité par la dame philosophie, qui l’aide à prendre du recul face à sa situation et la mettre en perspective. Ce qui suit est un extrait de leur discussion dans lequel ils parlent de Dieu, et démontrent que Dieu est la bonté souveraine et la béatitude suprême.
« Puis donc que tu sais distinguer le bonheur parfait d’avec le bonheur imparfait, il ne s’agit plus, je pense, que de te montrer où réside cette perfection du bonheur. Mais, avant tout, il faut rechercher si quelque bien, semblable à celui que tu as défini tout à l’heure, peut exister dans la nature; autrement nous pourrions prendre pour la vérité quelque chimère de notre imagination. Mais on ne peut nier qu’un bien de cette espèce existe et qu’il soit comme la source d’où découlent tous les autres. En effet, tout ce que l’on dit être imparfait n’est jugé tel que relativement à la perfection qui y manque. D’où il suit que si, en quelque genre que ce soit, un objet paraît imparfait, il faut nécessairement qu’il y ait un objet parfait dans le même genre. Et en effet, si l’on n’admet pas l’idée de perfection, d’où viendrait l’idée d’imperfection ? C’est ce qu’on ne peut même imaginer. Il est clair encore que la nature ne commence pas par créer des êtres incomplets et inachevés; elle débute par des ouvrages parfaits, irréprochables; et pour produire des ébauches, il faut qu’elle soit vieillie et épuisée. Donc, si, comme je l’ai prouvé il n’y a qu’un instant, il existe un certain bonheur fragile et imparfait, on ne peut douter qu’il n’y en ait un parfait et solide. — La conclusion, dis-je, est rigoureuse et inattaquable. — Voyons maintenant où réside cette parfaite félicité. Que Dieu, le premier de tous les êtres, soit bon, c’est ce qu’atteste l’assentiment unanime des hommes. En effet, si l’on ne peut rien imaginer de meilleur que Dieu, peut-on douter que ce qui est meilleur que tout le reste, ne soit bon par soi-même ? Mais de plus, la raison démontre, et cela d’une manière invincible, que la bonté de Dieu est de telle sorte qu’elle est identique au bien absolu. Car, s’il en était autrement, Dieu ne serait pas le premier de tous les êtres ; il y aurait en effet au-dessus de lui un être en possession du bien absolu, antérieur à lui par conséquent, puisqu’il est clair que les êtres parfaits ont précédé ceux qui ne le sont point. C’est pourquoi, pour ne pas argumenter à perte de vue, il faut reconnaître que le Dieu souverain résume en lui la plénitude et la perfection du bien. Mais nous avons établi que le souverain bien n’est autre chose que la vraie béatitude. Il faut donc reconnaître aussi que la vraie béatitude réside dans le Dieu suprême. — J’admets cela, dis-je; il est absolument impossible d’y contre dire. — Vois maintenant, je te prie, à quelle sainte et irréfutable conclusion tu arrives, en admettant avec moi que le Dieu souverain résume en lui le souverain bien. — Comment donc ? répondis-je. — Garde-toi bien de supposer, ou que le créateur de toutes choses a reçu du dehors le souverain bien, qu’il résume manifestement en lui, ou qu’il le possède virtuellement, mais de telle sorte que Dieu et la béatitude, c’est-à-dire le possesseur et la chose possédée, forment deux substances distinctes. En effet, si, dans ton opinion, Dieu avait reçu ce don du dehors, tu aurais le droit de conclure la supériorité de celui qui donne sur celui qui reçoit. Or, nous reconnaissons, comme nous le devons, que Dieu est placé infiniment au-dessus de tout ce qui existe. Que si ce bien suprême se trouve virtuellement en lui, mais à l’état de substance distincte, le Dieu dont nous parlons étant le créateur de toutes choses, quel serait l’auteur d’une combinaison si étrange? L’imagine qui pourra. Enfin, un objet différent d’un autre objet ne peut-être celui-là même dont on reconnaît qu’il diffère. Donc ce qui, par essence, diffère du souverain bien, ne peut pas être le souverain bien; or, on ne peut penser de la sorte à l’égard de Dieu, puisqu’il est constant qu’au-dessus de Dieu il n’y a rien. Aucune substance, en effet, ne peut être meilleure que son principe; c’est pourquoi l’on peut conclure avec toute certitude que l’être dont procèdent toutes choses est aussi, par essence, le souverain bien. — Parfaitement raisonné, dis-je. — Mais le souverain bien est la même chose que la béatitude; c’est un point accordé. — En effet, dis-je. — Donc, reprit-elle, il faut nécessairement reconnaître que Dieu est la béatitude même. — Je ne puis contester ni les prémisses ni la conséquence que tu en tires. — Voyons, dit-elle, si l’on ne pourrait prouver plus solidement encore la même proposition, par cet argument que deux souverains biens, qui différeraient l’un de l’autre, ne pourraient coexister. En effet, de deux biens différents, il est clair que l’un ne peut être la même chose que l’autre; donc tous deux sont incomplets, puisque chacun est dépourvu de ce qui constitue l’autre. Mais ce qui est incomplet ne possède pas l’absolu, c’est clair ; donc des biens qui seraient absolus ne pourraient pas différer de nature. Or, nous avons admis que la béatitude et la divinité sont la même chose que le souverain bien; par conséquent, la suprême béatitude est la même chose que la suprême divinité. — On ne saurait, dis-je, arriver à une conclusion plus juste, plus solidement raisonnée, ni plus digne de Dieu. »
Boèce, Consolation de la philosophie, livre 3, chapitre 19, trad. Louis Judicis de Mirandol (Paris : Librairie de L. Hachette et Cie, 1861), 163-69.